A ce moment apparut tout courant à la porte de la classe un monsieur roux très

Publié le par EMEL Maryse

A ce moment apparut tout courant à la porte de la classe un monsieur roux très essoufflé, le cou dans un foulard, avec des lunettes et une serviette (…). Jean, sans pouvoir bien s’imaginer ce que serait cette classe de philosophie, s’aidait pourtant de phrases de Renan, de Barrès pour en imaginer la douceur désenchantée. M. Beulier commença à parler. Il avait un accent bordelais extrêmement prononcé qui étonna Jean. Il disait « philôsôphie », « niaizeûrie », en marquant autant l’une que l’autre les quatre syllabes. Sa figure énergique et colorée n’exprimait ni scepticisme, ni dilettantisme, ni caressante douceur. Il parla avec un enchaînement auquel Jean était si peu habitué qu’il éprouva de la fatigue au bout de cinq minutes, cessa de suivre. A aucun moment, les doux mots de « vanité de la vie », de « nirvâna » ne vinrent, comme un air connu et doux, rappeler son attention distraite. Et il ne trouva dans toute la leçon aucune de ces images splendides et parfumées auxquelles il aurait pu pendant cette rude course intellectuelle faire halte comme auprès de reposoir de fleurs. Bien plus, lui qui savait qu’il n’y a avait ni bien ni vrai, il fut stupéfait d’entendre cet homme dont on lui avait vanté le génie, parler du bien, de la vérité, de la certitude, de même qu’il s’étonna de l’entendre parler avec un certain plaisir visible de certaines inventions mécaniques, de certaines cultures de fleurs, qu’il croyait pouvoir intéresser les seules personnes à qui le royaume de l’esprit était fermé (…). M. Beulier ne pensait jamais que pour dire la vérité et ne parlait jamais que pour dire sa pensée. Aussi Jean cherchait-il à provoquer et recueillait-il avec une avidité respectueuse les opinions de M. Beulier sur toutes choses. Un esprit profond donne si bien le sentiment qu’en lui sont les lois auxquelles obéit la réalité, que les réponses modestes et hésitantes de M. Beulier étaient plus certaines que des arrêts, plus pleines d’avenir, de réalité, de sens, de vie que les oracles et les prophéties (…). Ne pouvant, dans un récit qui ne peut être qu’une œuvre de sentiment, donner une idée de l’esprit de M. Beulier, je me suis attaché ainsi à rappeler quelques-uns des souvenirs de Jean relativement à l’homme que de sa vie toute entière il a le plus admiré. Comme il savait que l’esprit n’est point classé, je ne dis pas par les dignités officielles, mais même par cette réputation philosophique ou littéraire qui, comme toute œuvre collective, est faite d’imitation, de suggestions plus ou moins matérielles, d’ardeur factice autant que de jugement et qui est aussi contestable dans le monde de la Vérité que le succès d’une première ou le prix d’un tableau dans le monde de la Beauté, ou le résultat d’une élection, ou le verdict d’un tribunal dans celui de la Justice, il resta toujours persuadé que M. Beulier était un plus grand homme que M. Renan ou que M. Taine, quelque grands qu’ils eussent été. Si dans les effets on savait découvrir la cause, on reconnaîtrait le talent des jeunes gens les plus remarquables de ce temps la pensée géniale de M. Beulier. Mais tous n’en conviendraient pas, parce que, n’ayant aucun amour-propre, M. Beulier, je n’ose pas dire ne devinait pas ce que c’était, car il devinait tout, mais ne pensait pas que ce fut quelque chose de respectable et qu’il fallut ménager (…). Aussi cet homme plus que mal habillé, c’est-à-dire médiocrement habillé, qui ne savait ni saluer ni entrer dans le salon, donnait à toutes ses manières quelque chose de saisissant et de doux que n’auraient pas les manières d’un prince. Il n’était ni beau ni laid, mais Jean regardait ses joues rouges, son nez fort, ses mains gonflées de veines avec un respect si tendre que, si la froideur de M. Beulier ne l’en eût éloigné, il les eût embrassés avec des précautions infinies comme les joues, le nez, les mains de sa mère. Et l’âme conserve ainsi tellement le corps dans lequel elle reste si vive, et que jamais l’amour-propre, la prétention, le vice, rien autre que la pensée et le cœur n’avaient touché, comme un grain de sel dans un peu de viande la rend longtemps saine et pure, que dans la suite, quand, chaque année, Jean allait voir M. Beulier, il le trouvait sans doute un peu vieilli, mais il y avait toujours tant de jeunesse dans la joie soudaine qu’il avait de revoir Jean, dans sa gaieté, dans sa chaleur, dans cette ardeur absolument désintéressée à rendre service, sans aucune considération du profit ou de l’honneur que cela pourra donner, considération qui vient contaminer l’âme des meilleurs dès la vingtième année, que c’était en présence d’un jeune homme que Jean se retrouvait. Son corps pouvait bien s’user comme une vieille robe de chambre, mais cela ne faisait pas parti de lui. Et, si son âme ne pouvait pas secouer loin d’elle ce corps, au moins, comme une eau souterraine mais voisine, dans toute la fraîcheur active de la personne elle trahissait sa présence, jusqu’à ce que dans le bassin miroitant, fluide, sans cesse accru des yeux souriants, elle vint déborder. Marcel Proust, Jean Santeuil, (Quarto Gallimard, p. 136 à 147)

A ce moment apparut tout courant à la porte de la classe un monsieur roux très essoufflé, le cou dans un foulard, avec des lunettes et une serviette (…). Jean, sans pouvoir bien s’imaginer ce que serait cette classe de philosophie, s’aidait pourtant de phrases de Renan, de Barrès pour en imaginer la douceur désenchantée. M. Beulier commença à parler. Il avait un accent bordelais extrêmement prononcé qui étonna Jean. Il disait « philôsôphie », « niaizeûrie », en marquant autant l’une que l’autre les quatre syllabes. Sa figure énergique et colorée n’exprimait ni scepticisme, ni dilettantisme, ni caressante douceur. Il parla avec un enchaînement auquel Jean était si peu habitué qu’il éprouva de la fatigue au bout de cinq minutes, cessa de suivre. A aucun moment, les doux mots de « vanité de la vie », de « nirvâna » ne vinrent, comme un air connu et doux, rappeler son attention distraite. Et il ne trouva dans toute la leçon aucune de ces images splendides et parfumées auxquelles il aurait pu pendant cette rude course intellectuelle faire halte comme auprès de reposoir de fleurs. Bien plus, lui qui savait qu’il n’y a avait ni bien ni vrai, il fut stupéfait d’entendre cet homme dont on lui avait vanté le génie, parler du bien, de la vérité, de la certitude, de même qu’il s’étonna de l’entendre parler avec un certain plaisir visible de certaines inventions mécaniques, de certaines cultures de fleurs, qu’il croyait pouvoir intéresser les seules personnes à qui le royaume de l’esprit était fermé (…). M. Beulier ne pensait jamais que pour dire la vérité et ne parlait jamais que pour dire sa pensée. Aussi Jean cherchait-il à provoquer et recueillait-il avec une avidité respectueuse les opinions de M. Beulier sur toutes choses. Un esprit profond donne si bien le sentiment qu’en lui sont les lois auxquelles obéit la réalité, que les réponses modestes et hésitantes de M. Beulier étaient plus certaines que des arrêts, plus pleines d’avenir, de réalité, de sens, de vie que les oracles et les prophéties (…). Ne pouvant, dans un récit qui ne peut être qu’une œuvre de sentiment, donner une idée de l’esprit de M. Beulier, je me suis attaché ainsi à rappeler quelques-uns des souvenirs de Jean relativement à l’homme que de sa vie toute entière il a le plus admiré. Comme il savait que l’esprit n’est point classé, je ne dis pas par les dignités officielles, mais même par cette réputation philosophique ou littéraire qui, comme toute œuvre collective, est faite d’imitation, de suggestions plus ou moins matérielles, d’ardeur factice autant que de jugement et qui est aussi contestable dans le monde de la Vérité que le succès d’une première ou le prix d’un tableau dans le monde de la Beauté, ou le résultat d’une élection, ou le verdict d’un tribunal dans celui de la Justice, il resta toujours persuadé que M. Beulier était un plus grand homme que M. Renan ou que M. Taine, quelque grands qu’ils eussent été. Si dans les effets on savait découvrir la cause, on reconnaîtrait le talent des jeunes gens les plus remarquables de ce temps la pensée géniale de M. Beulier. Mais tous n’en conviendraient pas, parce que, n’ayant aucun amour-propre, M. Beulier, je n’ose pas dire ne devinait pas ce que c’était, car il devinait tout, mais ne pensait pas que ce fut quelque chose de respectable et qu’il fallut ménager (…). Aussi cet homme plus que mal habillé, c’est-à-dire médiocrement habillé, qui ne savait ni saluer ni entrer dans le salon, donnait à toutes ses manières quelque chose de saisissant et de doux que n’auraient pas les manières d’un prince. Il n’était ni beau ni laid, mais Jean regardait ses joues rouges, son nez fort, ses mains gonflées de veines avec un respect si tendre que, si la froideur de M. Beulier ne l’en eût éloigné, il les eût embrassés avec des précautions infinies comme les joues, le nez, les mains de sa mère. Et l’âme conserve ainsi tellement le corps dans lequel elle reste si vive, et que jamais l’amour-propre, la prétention, le vice, rien autre que la pensée et le cœur n’avaient touché, comme un grain de sel dans un peu de viande la rend longtemps saine et pure, que dans la suite, quand, chaque année, Jean allait voir M. Beulier, il le trouvait sans doute un peu vieilli, mais il y avait toujours tant de jeunesse dans la joie soudaine qu’il avait de revoir Jean, dans sa gaieté, dans sa chaleur, dans cette ardeur absolument désintéressée à rendre service, sans aucune considération du profit ou de l’honneur que cela pourra donner, considération qui vient contaminer l’âme des meilleurs dès la vingtième année, que c’était en présence d’un jeune homme que Jean se retrouvait. Son corps pouvait bien s’user comme une vieille robe de chambre, mais cela ne faisait pas parti de lui. Et, si son âme ne pouvait pas secouer loin d’elle ce corps, au moins, comme une eau souterraine mais voisine, dans toute la fraîcheur active de la personne elle trahissait sa présence, jusqu’à ce que dans le bassin miroitant, fluide, sans cesse accru des yeux souriants, elle vint déborder. Marcel Proust, Jean Santeuil, (Quarto Gallimard, p. 136 à 147)

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M
That was an inspirational write-up! The life of Mr. Beulier is a lesson to us to become success in life! During my childhood days I was afraid of facing huge crowd due to fear! My friends used to laugh at me saying silent boy! But now, the things changed I became the team leader in Wipro!
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