l'école "en crise"

Publié par EMEL Maryse

l'école "en crise"

Contre l'idéologie de la compétence, l'éducation doit apprendre à penser

Dans quelle mesure l'évolution de nos sociétés ébranle-t-elle les conditions de possibilité de l'entreprise éducative ?

Marcel Gauchet : Nous sommes en proie à une erreur de diagnostic : on demande à l'école de résoudre par des moyens pédagogiques des problèmes civilisationnels résultant du mouvement même de nos sociétés, et on s'étonne qu'elle n'y parvienne pas... Quelles sont ces transformations collectives qui aujourd'hui posent à la tâche éducative des défis entièrement nouveaux ? Ils concernent au moins quatre fronts : les rapports entre la famille et l'école, le sens des savoirs, le statut de l'autorité, la place de l'école dans la société.

A priori, famille et école ont la même visée d'élever les enfants : la famille éduque, l'école instruit, disait-on jadis. En pratique, les choses sont devenues bien plus compliquées.

Aujourd'hui, la famille tend à se défausser sur l'école, censée à la fois éduquer et instruire. Jadis pilier de la collectivité, la famille s'est privatisée, elle repose désormais sur le rapport personnel et affectif entre des êtres à leur bénéfice intime exclusif. La tâche éducative est difficile à intégrer à ce cadre visant à l'épanouissement affectif des personnes.

Philippe Meirieu : Nous vivons, pour la première fois, dans une société où l'immense majorité des enfants qui viennent au monde sont des enfants désirés. Cela entraîne un renversement radical : jadis, la famille "faisait des enfants", aujourd'hui, c'est l'enfant qui fait la famille. En venant combler notre désir, l'enfant a changé de statut et est devenu notre maître : nous ne pouvons rien lui refuser, au risque de devenir de "mauvais parents"...

Ce phénomène a été enrôlé par le libéralisme marchand : la société de consommation met, en effet, à notre disposition une infinité de gadgets que nous n'avons qu'à acheter pour satisfaire les caprices de notre progéniture.

Cette conjonction entre un phénomène démographique et l'émergence du caprice mondialisé, dans une économie qui fait de la pulsion d'achat la matrice du comportement humain, ébranle les configurations traditionnelles du système scolaire.

Dans quelle mesure le face-à-face pédagogique est-il bouleversé par cette nouvelle donne ?

P. M. : Pour avoir enseigné récemment en CM2 après une interruption de plusieurs années, je n'ai pas tant été frappé par la baisse du niveau que par l'extraordinaire difficulté à contenir une classe qui s'apparente à une cocotte-minute.

Dans l'ensemble, les élèves ne sont pas violents ou agressifs, mais ils ne tiennent pas en place. Le professeur doit passer son temps à tenter de construire ou de rétablir un cadre structurant. Il est souvent acculé à pratiquer une "pédagogie de garçon de café", courant de l'un à l'autre pour répéter individuellement une consigne pourtant donnée collectivement, calmant les uns, remettant les autres au travail.

Il est vampirisé par une demande permanente d'interlocution individuée. Il s'épuise à faire baisser la tension pour obtenir l'attention. Dans le monde du zapping et de la communication "en temps réel", avec une surenchère permanente des effets qui sollicite la réaction pulsionnelle immédiate, il devient de plus en plus difficile de "faire l'école". Beaucoup de collègues buttent au quotidien sur l'impossibilité de procéder à ce que Gabriel Madinier définissait comme l'expression même de l'intelligence, "l'inversion de la dispersion".

Dès lors que certains parents n'élèvent plus leurs enfants dans le souci du collectif, mais en vue de leur épanouissement personnel, faut-il déplorer que la culture ne soit plus une valeur partagée en Europe et comment faire en sorte qu'elle retrouve sa centralité ?

M. G. : Le savoir et la culture étaient posés comme les instruments permettant d'accéder à la pleine humanité, dans un continuum allant de la simple civilité à la compréhension du monde dans lequel nous vivons. C'est ce qui nourrissait l'idéal du citoyen démocratique. Ils ont perdu ce statut. Ils sont réduits à un rôle utilitaire (ou distractif).

L'idée d'humanité s'est dissociée de l'idée de culture. Nous n'avons pas besoin d'elle pour exister. Nous sommes submergés par une vague de privatisation qui nous enjoint de vivre pour nous-mêmes et, surtout, de ne pas perdre notre temps à chercher à comprendre ce qui nous environne.

Derrière le slogan apparemment libertaire "faites ce que vous voulez !", il y a un postulat nihiliste : il ne sert à rien de savoir, aucune maîtrise du monde n'est possible. Contentez-vous de ce qui est nécessaire pour faire tourner la boutique, et pour le reste, occupez-vous de vous !

L'école est prise dans ce grand mouvement de déculturation et de désintellectualisation de nos sociétés qui ne lui rend pas la tâche facile. Les élèves ne font que le répercuter avec leur objection lancinante : à quoi ça sert ? Car c'est le grand paradoxe de nos sociétés qui se veulent des "sociétés de la connaissance" : elles ont perdu de vue la fonction véritable de la connaissance.

C'est pourquoi nous avons l'impression d'une société sans pilote. Il n'y a plus de tête pour essayer de comprendre ce qui se passe : on réagit, on gère, on s'adapte. Ce dont nous avons besoin, c'est de retrouver le sens des savoirs et de la culture.

Est-ce à dire que l'autorité du savoir et de la culture ne va plus de soi, classe difficile ou pas ? Et comment peut-on la réinventer ?

M. G. : L'autoritarisme est mort, le problème de l'autorité commence ! Le modèle de l'autorité a longtemps été véhiculé par la religion (puisque les mystères de la foi vous échappent, remettez-vous en au clergé) et par l'armée (chercher à comprendre, c'est déjà désobéir). Ces formes d'imposition sans discussion se sont écroulées, et c'est tant mieux ! Mais il faut bien constater qu'une fois qu'on les a mises à bas, la question de l'autorité se repose à nouveaux frais. Pourquoi cette question est-elle si importante à l'école ?

Tout simplement parce que l'école n'a pas d'autre moyen d'action que l'autorité : l'emploi de la force y est exclu et aucune contrainte institutionnelle n'obligera jamais quelqu'un à apprendre. La capacité de convaincre de l'enseignant dans sa classe repose sur la confiance qui lui est faite en fonction du mandat qui lui est conféré par la société et garanti par l'institution. Nous sommes là pour l'appuyer dans ce qui est une mission collective.

Or ce pacte est aujourd'hui remis en question. Les enseignants en sont réduits à leur seul charisme. Ils travaillent sans filet et sans mandat institutionnel clair. La société n'est plus derrière eux, à commencer par leur administration. C'est ce qui aboutit à la crise de l'autorité à l'école : les enseignants sont là au nom d'une collectivité qui ne reconnaît pas le rôle qu'ils exercent.

P. M. : L'autorité est en crise parce qu'elle est individuée et qu'elle n'est plus soutenue par une promesse sociale partagée. Le professeur tenait son autorité de son institution. Aujourd'hui, il ne la tient plus que de lui. L'école garantissait que l'autorité du professeur était promesse de réussite - différée, mais réelle - pour celui qui s'y soumettait.

Aujourd'hui, la promesse scolaire est éventée et le "travaille et tu réussiras" ne fait plus recette. L'école, qui était une institution, est devenue un service : les échanges y sont régis par les calculs d'intérêts à court terme. Le pacte de confiance entre l'institution scolaire et les parents est rompu. Ces derniers considèrent souvent l'école comme un marché dans lequel ils cherchent le meilleur rapport qualité/prix.

Le défi qui s'ensuit est double. Nous devons d'abord réinstitutionnaliser l'école jusque dans son architecture. Si les lycées napoléoniens ont si bien fonctionné, c'est qu'à mi-chemin entre la caserne et le couvent, ils alliaient l'ordre et la méditation. Réinstitutionnaliser l'école, c'est y aménager des situations susceptibles de susciter les postures mentales du travail intellectuel.

Il est essentiel d'y scander l'espace et le temps, d'y structurer des collectifs, d'y instituer des rituels capables de supporter l'attention et d'engager l'intention d'apprendre...

Nous devons ensuite, contre le savoir immédiat et utilitaire, contre toutes les dérives de la "pédagogie bancaire", reconquérir le plaisir de l'accès à l'oeuvre. La mission de l'école ne doit pas se réduire à l'acquisition d'une somme de compétences, aussi nécessaires soient-elles, mais elle relève de l'accès à la pensée. Et c'est par la médiation de l'oeuvre artistique, scientifique ou technologique que la pensée se structure et découvre une jouissance qui n'est pas de domination, mais de partage.

La réinvention de l'école passe donc aussi par un réexamen critique de nos outils pédagogiques ?

P. M. : L'accès à l'oeuvre, parce qu'elle exige de différer l'instrumentalisation de la connaissance et d'entrer dans une aventure intellectuelle, se heurte à notre frénésie de savoir immédiat. Car les enfants de la modernité veulent savoir. Ils veulent même tout savoir.

Mais ils ne veulent pas vraiment apprendre. Ils sont nés dans un monde où le progrès technique est censé nous permettre de savoir sans apprendre : aujourd'hui, pour faire une photographie nette, nul n'a besoin de calculer le rapport entre la profondeur de champ et le diaphragme, puisque l'appareil le fait tout seul...

Ainsi, le système scolaire s'adresse-t-il à des élèves qui désirent savoir, mais ne veulent plus vraiment apprendre. Des élèves qui ne se doutent pas le moins de monde qu'apprendre peut être occasion de jouissance.

Des élèves rivés sur l'efficacité immédiate de savoirs instrumentaux acquis au moindre coût, et qui n'ont jamais rencontré les satisfactions fabuleuses d'une recherche exigeante. C'est pourquoi l'obsession de compétences nous fait faire fausse route. Elle relève du "productivisme scolaire", réduit la transmission à une transaction et oublie que tout apprentissage est une histoire...

En réalité, la culture française a toujours été rétive aux théories de l'apprentissage, pour leur préférer les théories de la connaissance : "l'exposé des savoirs en vérité" apparaît ainsi comme la seule méthode d'enseignement, qu'elle prenne la forme de l'encyclopédisme classique ou des référentiels de compétences béhavioristes.

Dans cette perspective, le savoir programmatique est à lui-même sa propre pédagogie, et toute médiation, tout travail sur le désir, relèvent d'un pédagogisme méprisable. Je regrette profondément l'ignorance de l'histoire de la pédagogie dans la culture française : elle nous aiderait à débusquer nos contradictions et nos insuffisances, et à réinventer l'école.

M. G. : Que savons-nous de ce que veut dire "apprendre" ? Presque rien, en réalité : nous passons sans transition du rat de laboratoire et de la psychologie cognitive aux compétences qui intéressent les entreprises. Mais l'essentiel se trouve entre les deux, c'est-à-dire l'acte d'apprendre, distinct de connaître, auquel nous ne cessons, à tort, de le ramener. Apprendre, à la base, pour l'enfant, c'est d'abord entrer dans l'univers des signes graphiques par la lecture et l'écriture, et accéder par ce moyen aux ressources du langage que fait apparaître son objectivation écrite.

Une opération infiniment difficile avec laquelle nous n'en avons jamais fini, en fait. Car lire, ce n'est pas seulement déchiffrer, c'est aussi comprendre. Cela met en jeu une série d'opérations complexes d'analyse, de contextualisation, de reconstitution sur lesquelles nous ne savons presque rien. Comment parvient-on à s'approprier le sens d'un texte ?

On constate empiriquement que certains y parviennent sans effort, alors que d'autres restent en panne, de manière inexplicable. Sur tous ces sujets, nous sommes démunis : nous nous raccrochons à un mélange de routines plus ou moins obsolètes et d'inventions pédagogiques plus ou moins aveugles.

P. M. : De même qu'aucun métier ne se réduit à la somme des compétences nécessaires pour l'exercer, aucun savoir ne se réduit à la somme des compétences nécessaires pour le maîtriser. Les compétences graphiques, scripturales, orthographiques, grammaticales suffisent-elles pour entrer dans une culture lettrée ? Je n'en crois rien, car entrer dans l'écrit, c'est être capable de transformer les contraintes de la langue en ressources pour la pensée.

Ce jeu entre contraintes et ressources relève d'un travail pédagogique irréductible à l'accumulation de savoir-faire et à la pratique d'exercices mécaniques. Il renvoie à la capacité à inventer des situations génératrices de sens, qui articulent étroitement découverte et formalisation. Or, nous nous éloignons aujourd'hui à grands pas de cela avec des livrets de compétences qui juxtaposent des compétences aussi différentes que "savoir faire preuve de créativité" et "savoir attacher une pièce jointe à un courriel".

Que peut bien signifier alors "l'élève a 60 % des compétences requises" ? La notion de compétence renvoie tantôt à des savoirs techniques reproductibles, tantôt à des capacités invérifiables dont personne ne cherche à savoir comment elles se forment. Ces référentiels atomisent la notion même de culture et font perdre de vue la formation à la capacité de penser.

A l'heure où nous passons des connaissances aux compétences, quels sont les leviers politiques qui permettraient de réinventer l'école ?

M. G. : L'école est à réinventer, mais elle ne pourra pas le faire seule dans son coin. Ce n'est pas un domaine de spécialité comme un autre qu'il suffirait de confier aux experts pour qu'ils trouvent les solutions. Le problème éducatif ne pourra être résolu dans ces conditions. C'est une affaire qui concerne au plus haut point la vie publique, qui engage l'avenir de nos sociétés et ne peut être traitée que comme une responsabilité collective qui nous concerne tous, et pas seulement les parents d'élèves.

L'une des évolutions actuelles les plus inquiétantes réside dans l'installation au poste de commandement d'une vision purement économique du problème, élaborée et développée à l'échelle internationale.

Ce que résume l'écho donné aux résultats des enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), pilotées par l'OCDE. Le ministère de l'éducation nationale ne fait plus que répercuter des conceptions très discutables du type de performances auxquelles doivent tendre les systèmes éducatifs.

Très discutables, je le précise, y compris du point de vue de l'emploi et de l'efficacité économique. Qui peut prendre au sérieux le livret de compétences introduit au collège dans le but de mieux évaluer les acquis des élèves ?

Dans le travail comme dans le reste de l'existence, c'est avec de la pensée que l'on peut progresser, à tous les niveaux. La fonction de l'école, c'est tout simplement d'apprendre à penser, d'introduire à ce bonheur qu'est la maîtrise par l'esprit des choses que l'on fait, quelles qu'elles soient. C'est, de très loin, la démarche la plus efficace. L'illusion du moment est de croire qu'on obtiendra de meilleurs résultats pratiques en abandonnant cette dimension humaniste.

P. M. : Je suis entièrement d'accord avec Marcel Gauchet sur l'importance d'une mobilisation politique sur la question de l'éducation, qui dépasse d'ailleurs celle de l'école. Les programmes éducatifs des deux principaux partis politiques français ne proposent rien de plus que de nouvelles réformes scolaires : il n'y est nullement question de la famille, du rôle des médias, de la présence des adultes dans la ville, des relations transgénérationnelles...

Marcel Gauchet et Philippe Meirieu, alors que vous appartenez à des mouvances différentes, vous avez cherché à dépasser l'opposition entre "pédagogues" et "républicains", cette vieille querelle qui divisait les soi-disant partisans des savoirs de la transmission et ceux qui prônaient l'exclusive transmission des savoirs. Est-ce le signe de la fin d'un clivage tenace mais sclérosant ?

M. G. : L'opposition entre pédagogues et républicains me semble derrière nous. Je m'en félicite, car j'ai toujours travaillé à la dépasser. La divergence très relative entre Philippe Meirieu et moi-même tient simplement à la différence de point de départ. Philippe Meirieu part de la pédagogie, là où je pars d'une préoccupation plus politique.

Il est certes important de connaître le patrimoine pédagogique, mais je suis peut-être plus sensible que Philippe Meirieu au caractère inédit de la situation. Aucun discours hérité ne me semble immédiatement à la hauteur de la réalité scolaire dont nous faisons aujourd'hui l'expérience.

P. M. : A l'heure actuelle, l'essentiel est d'inventer une école qui soit délibérément un espace de décélération, un lieu d'apprentissage de la pensée et d'expérience d'un travail collectif solidaire. Or, sur ces questions, le patrimoine pédagogique m'apparaît d'une extrême richesse. Le clivage politique, quant à lui, se situe entre ceux qui chargent l'école de transmettre une somme de savoirs techniques garantissant à terme l'employabilité du sujet, et ceux pour qui l'école a une vocation culturelle qui dépasse la somme des compétences techniques qu'elle permet d'acquérir.

C'est là une question de société qui appelle un véritable débat démocratique.

Nicolas Truong

Marcel Gauchet, historien et philosophe

Né en 1946, est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et au Centre de recherches politiques Raymond-Aron. Rédacteur en chef de la revue "Le Débat" (Gallimard), qu'il a fondée avec Pierre Nora en 1980, il a récemment publié "La Condition historique" (Stock, coll. Les Essais, 2003), un entretien avec François Azouvi et Sylvain Piron qui retrace son parcours intellectuel et politique depuis 1968, "L'Avènement de la démocratie", t. 1 "La Révolution moderne", t. 2 "La Crise du libéralisme" et t. 3 "A l'épreuve des totalitarismes, 1914-1974" (Gallimard, 2007-2010).
Sur l'école, il a publié, en collaboration avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi, "Pour une philosophie politique de l'éducation" (Hachette Littératures, 2003) et "Les Conditions de l'éducation" (Stock, 2008).

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Revue Skhole.fr | penser et repense

L'école, question philosophique - avant-propos, par Denis Kambouchner

Extrait de l'avant-propos de L'école, question philosophique, par Denis Kambouchner, publié en Janvier 2013, éditions Fayard, Paris. La table des matières de l'ouvrage est également téléchargeable en cliquant ici.

Certains des problèmes cruciaux de l’institution scolaire d’aujourd’hui sont pour une part irréductible des problèmes philosophiques. C’est la première thèse de ce livre, et le point que les débats ordinaires sur l’école, où qu’ils se tiennent, tendent toujours à recouvrir.

Ces problèmes sont philosophiques pour autant qu’ils ont trait à des principes – les principes censés régir l’école en tant qu’institution. Ceux-ci sont aujourd’hui confus ou introuvables, en particulier s’agissant de la nature précise de ce qui est à enseigner et de ce qui est à évaluer. Tous les acteurs et partenaires de l’institution scolaire sont nécessairement sensibles à cette déficience, d’où s’ensuivent, à un degré trop élevé pour n’être pas ruineux, perplexités, inquiétudes, méprises, malentendus, vaines dépenses d’énergie, découragements et rejets. Aucun effort public sur les moyens ni même sur les structures du système éducatif ne portera vraiment ses fruits tant que ces problèmes de principe n’auront pas été affrontés, ce qui suppose non seulement qu’on leur cherche une solution, mais qu’on remonte à leurs origines et qu’on s’interroge sur leur persistance. C’est à quoi ce livre veut inviter.

Dissiper des confusions importantes, combattre les formulations obscures, redresser les questions mal posées, pointer les erreurs de raisonnement a toujours été l’une des vocations constitutives de la philosophie. Qui n’œuvre pas à des mises au point de ce genre n’est pas philosophe dans le sens plein du mot. Mais à l’inverse, tout ce qui apporte clarté et précision dans des matières mal débrouillées a par là même valeur philosophique. C’est dire que les problèmes philosophiques relatifs à l’école ne sont en aucun cas l’apanage des philosophes de profession – lesquels ne se sont d’ailleurs pas précipités pour en traiter. Le traitement de ces problèmes implique un vaste concours d’intelligences et de compétences, dont l’essentiel n’est pas qu’il parvienne à une doctrine unifiée, mais qu’il installe une vraie effervescence d’idées là où règnent encore l’aphasie ou les stéréotypes, et qu’il change à proportion l’atmosphère et les conditions de la formation des maîtres. Les décisions utiles concernant les principes et leur expression institutionnelle en découleront nécessairement.

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Par le mot d’école, on entend tout le système d’enseignement et d’encadrement des jeunes générations, des premières sections pour petits enfants jusqu’au seuil des études supérieures. Se pourrait-il que l’école, ainsi simplement désignée, soit une donnée d’hier plutôt que de demain ? Quelques-uns le soutiendront peut-être : à leurs yeux, l’explosion du numérique, transformant et démultipliant les manières d’apprendre, prépare l’éclatement de la collectivité scolaire, donc celui de la forme scolaire elle-même avec ce qu’elle implique de règlement et d’uniformité. L’institution de la forme scolaire classique a été, en Europe, contemporaine d’une précédente révolution dans la diffusion des savoirs, celle de l’imprimerie. Pourquoi, demande-t-on, une nouvelle révolution des modes de communication n’aurait-elle pas un effet aussi considérable ?

Si l’école n’était pour les enfants qu’un lieu où apprendre, sans autre spécification, il y aurait peu à redire à cette prophétie. Pour apprendre toutes sortes de choses, nul besoin désormais d’un lieu : il suffit d’une incitation, d’une machine et d’un logiciel, au besoin d’une connexion et d’une ou plusieurs adresses. Mais à l’école, les enfants viennent apprendre certaines choses déterminées (en principe en grand nombre), de certaines manières déterminées : pour cela, rien de plus utile qu’un lieu où ils soient rassemblés selon certaines règles, durant tant de jours et tant d’heures elles-mêmes distribuées d’une certaine façon (plus ou moins réglementée). Supposons du reste, par impossible, que soit abandonnée toute norme commune pour les apprentissages : le regroupement d’enfants du même âge dans un lieu unique durant la journée de travail des parents conserverait du point de vue pratique son caractère impératif. Ce n’est que pour des catégories sociales qui auraient en d’autres temps recouru au préceptorat, ou dans des cas particuliers faciles à recenser, qu’il y a quelque sens à imaginer une forme plus libre d’apprentissage à domicile, qui toutefois répondra malaisément à une certaine demande de socialisation. Le degré de déréglementation que des politiques ultralibérales peuvent provoquer dans le fonctionnement des écoles publiques ou privées constitue une question distincte de celle-ci.

Une chose est néanmoins que la forme scolaire de l’éducation ne soit pas près d’être dépassée, une autre que le bon fonctionnement de l’école comme lieu de rassemblement et d’étude soit aisé à garantir. Pour qu’une école fonctionne bien, dans le cadre social, politique et culturel que nous connaissons et que caractérise en partie le mot de démocratie, il faut, on le sait bien, que la confiance règne, et ce, de manière multilatérale, c’est-à-dire tout à la fois entre les parents d’élèves, les enfants, les enseignants, les directions d’établissement et l’administration de tutelle. Et cette confiance ne peut s’adresser seulement aux personnes, dont on présuppose le discernement, la compétence ou la simple bonne volonté : elle doit s’adresser au système entier, ou du moins à un segment de ce système, que l’on suppose au moins à titre global bien conçu, rationnel et juste.

Or, outre que la confiance dans les personnes et la confiance dans le système dépendent l’une de l’autre à un haut degré, elles supposent réunies un grand nombre de conditions, qui cimentent d’une part l’autorité reconnue aux agents de l’institution scolaire (professeurs et personnels d’encadrement), et d’autre part - mais les deux aspects sont foncièrement liés - la conscience de la légitimité des normes, des opérations et des objets du système d’enseignement. Ces conditions sont bien sûr pour partie concrètes et de détail, mais pour une autre part, elles tiennent à des représentations générales (éventuellement sommaires) de ce que l’éducation scolaire devrait être à chaque niveau et pour chaque grand type de situation.

L’école alimente un grand nombre de discours, c’est-à-dire aussi d’idées et de passions : le fait est aussi qu’elle se nourrit d’idées et de discours, notamment à dimension normative, et c’est un trait qui la singularise parmi beaucoup d’autres dispositifs institutionnels. C’est en cela qu’à travers tous les changements d’organisation et d’esprit qu’on voudra, elle restera une institution et non un simple service[1]. Elle soulève ainsi par nature quantité de questions philosophiques. De quel genre sont les plus importantes d’entre elles, c’est ce qui demande à être précisé.

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Les questions philosophiques touchant l’école se rapportent à des principes : cela ne veut pas dire qu’elles soient intemporelles. Elles doivent au contraire s’articuler à des constats qui valent pour certains temps et certains lieux, et qui eux-mêmes doivent être établis et formulés avec mesure, loin des exaltations, des déplorations et des prophéties. Toutes ces questions auront en commun de porter soit sur le sort que les évolutions récentes ont fait connaître à certains principes, soit sur les principes qu’il conviendrait d’adopter ou de reformuler au regard de ces évolutions.

À propos de l’état des choses, un mot sera très difficile à éviter : celui de crise. Il est très vrai que nous vivons depuis longtemps avec ce mot, qui est d’une certaine manière consubstantiel de « l’expérience moderne du temps »[2]. Une « crise » omniprésente, permanente et apparemment insurmontable mérite-t-elle encore ce nom ? En tous les cas, s’agissant de l’école, le phénomène est assez caractérisé, comme aussi le moment où il est devenu sensible. La crise française de l’école peut s’appréhender en termes de dérèglement ou de dysharmonie interne à l’institution. Ce dérèglement est né, il y a près de quarante ans, du peu de sérieux avec lequel a été préparée une opération capitale, l’unification du système d’enseignement (« collège unique »). Programmes et méthodes de la nouvelle institution, dimensions et vie des établissements, inflexions à apporter à l’enseignement primaire pour préparer à des études plus longues, transition école-collège, modalités de l’orientation, adaptation des formations au niveau lycée, refonte du système de formation des maîtres : rien de tout cela n’avait été dûment réfléchi ni concerté. On conçoit qu’au fil des mutations démographiques, économiques, sociologiques et culturelles, difficultés et incohérences n’aient fait que s’accumuler, comme pour un bâtiment les suites d’un vice de construction, ou pour un patient celles d’une opération manquée.

Parmi les nombreux symptômes de cette crise, dont le premier est appelé « l’échec scolaire », il faut compter le blocage du débat public et le dérèglement de la parole institutionnelle. Blocage du débat, avec l’opposition relancée jusqu’à la lassitude, sans que jamais soit donnée une chance à la recherche d’un arbitrage, entre les tenants d’une « instruction » à la fois exigeante et émancipatrice et ceux d’une action pédagogique en forme de monitorat, aidant l’enfant à « construire ses propres savoirs ». Dérèglement de la parole institutionnelle, avec l’espèce d’obligation faite aux politiques et aux responsables de couvrir la confusion régnante, et l’impossibilité apparente d’un discours rigoureux, affrontant avec mesure des problèmes précis. Quelque jugement historique qu’on puisse porter sur l’œuvre scolaire de la IIIe République, celle-ci avait été on ne peut plus soigneusement mise au point, et présentée par ses promoteurs dans les termes les plus médités. Au cours des années d’après-guerre, pour définir les perspectives et les exigences « progressistes » en matière d’éducation scolaire, le plan Langevin-Wallon avait lui-même donné l’exemple de la netteté[3]. Le contraste est cruel avec les slogans, les mots vides et la rhétorique à la fois bavarde et fermée, allant souvent jusqu’au jargon, qui ont constitué durant ces dernières décennies l’ordinaire de la parole officielle sur l’éducation. Dans le même temps, ici et là, beaucoup de vérités étaient dites concernant l’école : mais elles ne sont pas parvenues à se fédérer, et pour ainsi dire ne sont pas arrivées à destination.

Il est vrai que durant les années capitales où s’est accomplie la « massification » du système éducatif, les esprits penchés sur le devenir de ce système étaient peu nombreux. Le malheur moderne a voulu que ce processus intervienne exactement au moment où, en France, en Europe de l’Ouest et dans d’autres régions encore, une pensée hypercritique à l’égard des institutions connaissait une sorte d’acmé. Le développement tardif (au cours des années 80) du discours néo-républicain peut être pris pour un indice du vide intellectuel qui avait entouré la massification se faisant, y compris sous son aspect le plus positif, celui de la démocratisation. On ne saurait affirmer qu’à l’heure actuelle, ce vide ait été comblé. Il n’est que temps de se défaire des antinomies convenues pour se poser la seule question cruciale : celle des conditions dans lesquelles, à l’échelle de toute une société, avec de hautes exigences tant pour le niveau général de la formation que pour l’adéquation aux besoins des enfants, l’école pourrait redevenir, ou plutôt devenir au-delà de ce qu’elle a jamais été, une institution efficace et dynamique.

En dehors même du constat de crise, un facteur déterminé donne à cette question une nouvelle urgence : il s’agit de la nouvelle omniprésence du numérique, et de la pression croissante qui en découle en faveur d’une conversion généralisée des pédagogies. Jusqu’il y a quelques années, on pouvait encore se représenter l’école comme un milieu relativement autonome, où n’entrait qu’un savoir choisi, mis en forme et diffusé par les moyens classiques ; et si l’on combattait l’idée d’une école-sanctuaire au nom des bienfaits d’une « ouverture sur la vie », celle-ci prenait encore la figure d’une communication avec un milieu limité. À présent, il est question d’une connexion ou d’une interactivité permanente, assurant aux élèves et à leurs enseignants non seulement l’accès aux milliards de données disponibles en ligne, mais le bénéfice de systèmes toujours plus sophistiqués de contrôle des acquisitions cognitives. Le numérique ne va peut-être pas faire éclater l’école, mais il est, considère-t-on, promis à transformer l’enseignement scolaire aussi profondément qu’il a déjà changé le monde du travail et les formes mêmes de ce travail.

Une révolution technologique est par définition source d’émerveillement et d’espérance, à plus forte raison si les inventions, exploits et applications s’y succèdent à une allure vertigineuse. Nul ne peut être insensible à ce qu’apporte cette révolution-ci de virtualités innombrables, et déjà de ressources pour le présent. Pour ce qui est des apprentissages, des enseignements, de la vie scolaire elle-même, on comprendra que le numérique soit regardé comme ce qui permettra de mettre fin à toutes leurs déficiences. Attrait des images, modélisations, symbolisations, arborescences, richesse dépassant celle des plus grandes bibliothèques, facilité de circulation, parcours personnalisés, systèmes d’aide, gradations minutieuses, gaieté interactive, évaluation instantanée, certification des contenus, il n’est rien que la nouvelle industrie ne puisse procurer.

Pourtant, au cœur de l’éducation scolaire, il y a une relation de parole à parole. Il faut, ou il fallait, d’une nécessité très ancienne, que la parole de l’enfant ou de l’adolescent rencontre celle du professeur et que quelque chose de positif se noue entre elles, pour ensuite se matérialiser dans certaines espèces de prestations, notamment écrites. Comment maintenir ce nouage en présence de l’outil numérique ? Comment préserver et cultiver une relation verbale, seule à être enseignante au sens fort, par rapport à un dispositif immense, accaparant au plus haut degré, et plus approprié à des recherches ou vérifications ciblées, ou à des apprentissages segmentés, qu’à l’étude en général ? Peut-on véritablement affirmer, comme plusieurs aujourd’hui, que le savoir est désormais tout entier en ligne, externalisé, à portée de main - l’enseignant, de ce fait, n’ayant plus à « transmettre », mais tout au plus à aider les plus jeunes à trouver leur chemin dans un élément avec lequel ils ont, matériellement, une familiarité native ? Lourdes questions, dont la dernière erreur serait de croire qu’elles peuvent se résoudre par la pratique. En dernière analyse, il s’agit de savoir ce dont nous-mêmes sommes en quête, et ce que nous sommes prêts à accepter.

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Réexaminer les relations cardinales de l’éducation scolaire (entre les élèves, les enseignants, les savoirs et l’environnement) et définir pour elles de nouveaux équilibres : c’est à quoi ce livre voudrait contribuer, avec pour base deux ou trois convictions.

1. Dans les conditions très tendues qui sont celles des économies, des sociétés et des institutions d’aujourd’hui, il est vital que l’on sache distinguer entre les problèmes effectifs et cruciaux et ceux qui n’ont de réalité qu’idéologique. Peu d’interrogations sont plus vaines que celles qu’on cultive, au sein de l’institution scolaire française, s’agissant du statut des savoirs et des médiations qu’il faudrait construire pour susciter chez les élèves le désir d’apprendre. D’une part, la question est posée à l’envers : il faudrait plutôt se demander comment l’on pourrait s’arranger pour que le désir d’apprendre qui est celui des élèves ne se décourage pas peu à peu. Et d’autre part, les systèmes éducatifs les plus performants sont ceux dans lesquels il y a consensus à la fois sur la nature des savoirs à faire acquérir et sur les moyens de cette acquisition (remédiations comprises). Par contraste, l’apparente impossibilité de s’accorder sur le type de culture que l’école devrait dispenser fait une partie de la faiblesse relative mais préoccupante du système français. Les conséquences s’en observent partout, y compris dans les premiers apprentissages.

L’histoire de ce dissentiment est liée à l’étonnante longévité d’un système d’éducation des élites hérité du XVIe siècle et qui a perduré, à travers le lycée du XIXe siècle, jusqu’au début des années soixante[4]. Cette longévité a eu sa contrepartie, avec les difficultés spécifiques d’une unification-massification-démocratisation qui n’a ni remplacé clairement ce système par un autre, ni adapté ses éléments à de nouvelles conditions démographiques et socioculturelles, ni perfectionné les voies alternatives de manière à contrebalancer le poids des classements sociaux. De là aussi la persistance d’une division des cultures enseignantes, que la polarisation du débat public a en quelque sorte transposée, et qui laisse encore quelques-uns imaginer qu’entre la passion du savoir et le souci des élèves, de leur progrès et de leur devenir, il serait nécessaire de choisir[5] : idée navrante, à tous égards contre-productive, et qu’il faudrait songer à répudier comme telle une fois pour toutes.

2. En matière pédagogique, les trois siècles écoulés ont été l’âge des théories. Toutes sortes de méthodes visant à garantir ou perfectionner les apprentissages, tout en mettant l’accent sur le respect de l’enfant, ont été expérimentées et appliquées, les unes en milieu restreint, les autres à l’échelle de nations entières. Des années soixante-dix jusqu’à une date fort récente, les textes officiels concernant l’éducation scolaire et même les programmes des divers niveaux et matières ont été en France saturés de théorie. Ainsi, parler de la construction par l’élève de ses propres savoirs, c’est mobiliser une théorie (le constructivisme). Présenter l’acquisition de certaines compétences comme l’objet essentiel de l’éducation scolaire, c’est encore prendre une position théorique, celle qui veut qu’apprendre soit essentiellement ou même par définition apprendre à faire et que toute prestation complexe puisse prêter à décomposition[6]. Les théories sont très utiles, mais elles sont, par définition, exposées aux objections et à la critique. Il n’y a pas de théorie qui n’ait ses adversaires ; il n’y en a pas qui soit telle que certains faits ne lui posent des problèmes embarrassants.

Il vaudrait beaucoup mieux qu’à l’égard de théories discutées, les textes régissant les institutions restent neutres et impartiaux. Cela ne revient pas à demander qu’ils évitent tout concept, mais qu’ils ne contiennent rien qui ne soit véritablement éprouvé, c’est-à-dire passé par avance au crible de toutes sortes d’objections. Ce n’est que dans une vision dégradée et inauthentique de la démocratie que la parole publique et les textes institutionnels trouveront leur légitimité dans l’expression d’une opinion dominante, ou même d’une prérogative de fait (on parle alors de « choix clairement assumés »...), soumise comme le reste aux règles de l’alternance. Il n’y a pas de démocratie au sens fort sans l’idée d’une rationalité partagée à laquelle la parole publique et institutionnelle a précisément pour charge de donner corps. Les perplexités et les malaises que nous avons évoqués, la désorientation des élèves et de leurs familles s’agissant de ce que l’école s’apprête à leur offrir et attend d’eux – tout cela se mesure aux manquements intervenus par rapport à ce principe.

3. De quelque manière qu’on prenne les choses, la question posée par la nouvelle omniprésence du numérique est celle de la dimension humaine de l’éducation scolaire. Un logiciel éducatif peut comporter les arborescences les plus sophistiquées, et répondre de manière pertinente à toutes sortes d’initiatives ou de réponses de l’« apprenant » : pourtant, il n’existe pas et il n’existera jamais de professeur virtuel – pas plus, sera-t-on tenté de dire, que de parent virtuel. Parmi les besoins premiers des enfants, des adolescents, des jeunes gens, il faut compter le contact direct avec une parole adulte qui ne soit ni préfabriquée ni préprogrammée, mais formée exprès pour eux (cet ajustement spécifique et comme tel imaginatif étant d’ailleurs au principe de toute efficacité pédagogique). Leurs besoins ne s’arrêtent pas là : les échanges « entre pairs » ont un grand rôle, et au sein de notre système d’enseignement, l’aide des élèves les plus avancés aux moins avancésmériterait certainement d’être développée[7]. Reste qu’ils ont besoin en premier lieu d’une parole qui non seulement fixe des règles et réponde à leurs questions les plus immédiates, mais les incite à aller voir ce qu’ils n’ont pas vu, fasse appel à leur jugement, et d’abord représente auprès d’eux un jugement à la fois bienveillant et exact.

Or, pour être exacte et compréhensive, ferme et ouverte, attentive, rigoureuse et modulée, la parole adulte doit être instruite à un haut degré. À cet égard, le développement de l’outil numérique n’est de nature à décharger les maîtres d’aucune responsabilité ; il ajoute au contraire aux leurs, et ajoute donc une dimension à la formation qu’on doit concevoir pour eux, sans rien lui retirer de ses dimensions plus classiques.

Le fond de cette relation de parole a été parfaitement décrit voici cinq siècles par les écrivains humanistes, parmi lesquels Érasme, en compagnie de qui ce livre se terminera[8]. Érasme dit aussi que l’esprit malléable du jeune enfant doit être d’emblée nourri de ce qu’il y a de meilleur dans les meilleurs auteurs ; que pour l’initier aux lettres (et aux sciences), il ne faut surtout pas attendre, dès lors qu’il sait parler et qu’il est apte à l’instruction morale ; qu’il n’y a rien à quoi son jeune âge puisse être employé plus utilement ; qu’il n’y a pas de connaissance des choses sans connaissance des mots; et que les enfants, moins fatigables que les adultes, supportent et acceptent quantité d’exercices, pourvu qu’ils en sentent l’intérêt et qu’il y entre une dimension de jeu. « Être confié de bonne heure à un précepteur savant, vertueux et vigilant », « apprendre très tôt ce qu’il y a de meilleur avec des maîtres instruits », voilà, dit-il, « un philtre puissant » et « un sortilège efficace »[9].

Ce langage nous parle d’un tout autre temps que le nôtre, et il serait aisé d’en réduire la portée à la définition d’une éducation aristocratique. Et pourtant, ces textes n’ont rien perdu de leur puissance d’interpellation. Dûment médités, il se pourrait même qu’ils définissent, ou aident encore à définir, l’essentiel de ce qu’il nous faut, et de ce qu’il faut à tous les enfants, à l’âge du numérique et de l’exigence démocratique d’une « réussite de tous ». Que l’on juge par les pages qui suivent si cette hypothèse est déplacée, et si une éducation qui tournerait tout à fait le dos à la leçon et à la mémoire des humanistes, et qui accepterait de cantonner le grand nombre des élèves dans la périphérie du savoir, pourrait faire autre chose que son propre malheur.

Denis Kambouchner

Extrait de l'avant-propos de L'école, question philosophique, publié en Janvier 2013, éditions Fayard, Paris.

[1] La thèse de François Dubet dans Le déclin de l’institution (Paris, Seuil, 2002) sera évoquée infra, chap. 5, p. 150-152.

[2] Myriam Revault d’Allonnes, La crise sans fin, Paris, Seuil, 2012.

[3] Voir ci-après, chapitre 5, p. 144-145.

[4] Voir ci-après, chap. 9, p. 268 sq.

[5] En sens contraire, voir, entre autres livres d’expérience, l’admirable ouvrage de Pierre Bergounioux, École : mission accomplie, entretiens avec Frédéric Ciriez et Rémy Toulouse, Paris, Les Prairies ordinaires, 2006.

[6] Voir ci-après, chap. 3, p. 92-93 ; et chap. 4, p. 134-135.

[7] Il s’agit de ce qu’on appelait autrefois « l’enseignement mutuel » : voir ci-après, chap. 10, p. 306.

[8] Voir ci-après, chap. 11, p. 331.

[9] Érasme (1469-1536), Qu’il faut donner très tôt aux enfants une éducation libérale (1511-1512 ; publ. 1529), trad. de J.-C. Margolin, in Érasme, Éloge de la folie et autres écrits, Paris, Laffont-Bouquins, 1992, p. 545.