parole

Publié le par EMEL Maryse

parole

À l’image mécanique et instrumentale du langage que nous propose le grand système marchand qui vient étendre son filet sur notre Occident désorienté, à la religion des choses, à l’hypnose de l’objet, à l’idolâtrie - à ce temps qui semble s’être condamné lui-même à n’être plus que le temps circulaire d’une vente à perpétuité, à ce temps où le matérialisme dialectique, effondré, livre passage au matérialisme absolu -, j’oppose notre descente en langage muet dans la nuit de la matière de notre corps par les mots - et l’expérience singulière que fait chaque parlant, chaque parleur d’ici, d’un voyage dans la parole ; j’oppose le savoir que nous avons, qu’il y a, tout au fond de nous, non quelque chose dont nous serions propriétaire - notre parcelle individuelle - non notre identité, non la prison du moi - , mais une ouverture intérieure, un passage parlé. […]
Ni instruments ni outils, les mots sont la vraie chair humaine et comme le corps de la pensée : la parole nous est plus intérieure que tous nos organes de dedans. Les mots que tu dis sont plus à l’intérieur de toi que toi. Notre chair physique c’est la terre, mais notre chair spirituelle c’est la parole ; elle est l’étoffe, la texture, la tessiture, le tissu, la matière de notre esprit. […]
La parole est apparue un jour comme un trou dans le monde fait par la bouche humaine – et la pensée d’abord comme un creux, comme un coup de vide porté à la matière. Notre parole est comme un trou dans le monde et notre bouche comme un appel d’air qui creuse un vide. Le monde est par nous troué , mis à l’envers, changé en parlant. Tout ce qui prétend être là comme du réel apparent, nous pouvons l’enlever en parlant. Les mots ne viennent pas montrer des choses, leur laisser la place, les remercier poliment d’être là, mais d’abord les briser et les renverser. « La langue est le fouet de l’air », disait Alcuin; elle est aussi le fouet du monde qu’elle désigne.
Parler n’est pas communiquer. Parler n’est pas s’échanger et troquer – des idées, des objets –, parler n’est pas s’exprimer, désigner, tendre une tête bavarde vers les choses, doubler le monde d’un écho, d’une ombre parlée ; parler, c’est d’abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec savoir-mordre.
Les mots ont toujours été les ennemis des choses et il y a une lutte depuis toujours entre la parole et les idoles. La parole est apparue un jour comme un trou dans le monde fait par la bouche humaine – et la pensée d’abord comme un creux, comme un coup de vide porté dans la matière. Notre parole est un trou dans le monde et notre bouche comme un appel d’air qui creuse un vide – et un renversement dans la création. Les cris des bêtes désignent, le mot humain nie. Nous appelons les choses parce qu’elles ne sont pas là, parce que nous ne savons pas leur nom. Si nous appelons les choses, c’est parce qu’elles ne sont pas vraiment là. Les choses que nous parlons, c’est pour les délivrer de la matière morte. La parole n’est pas un commentaire, une ombre du réel, le monnayage du monde en mots, mais quelque chose venu dans le monde comme pour nous en arracher. La parole ne double pas le monde de mots, mais jette quelque chose à terre. Elle brise ; elle renverse. Celle qui brise ; celle qui renverse. Il n’y a de civilisation que fondée sur la parole; c’est-à-dire sur un renversement des images, sur des idoles renversées et détruites, et sur un monde creusé par les mots.
Penser, parler, n’est pas émettre des idées, les enchaîner, les dérouler -- mais conduire toute la parole jusqu’au seuil et jusqu’à l’envers des mots. Il y a une pensée sous la pensée qui dit toujours : « Va jusqu’où les mots rebroussent chemin. » Aller à la lisière, franchir une rive, passer d’une rive, d’un seuil à l’autre, c’est le mouvement respiratoire profond, le pas, la marche, l’élan de notre esprit […].
Parler c’est faire l’expérience d’entrer et de sortir de la caverne du corps humain à chaque respiration : il s’ouvre des galeries, des passages non vus, des raccourcis oubliés, d’autres croisements […].
Valère NOV
ARINA, Devant la parole 1999

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